Nancy, le 8 juillet 2015
Revue de Presse – extraits de Basta ! bastamag.net
La spirale infernale de la dette de l’Unédic et l’austérité menacent le droit aux indemnités chômage
La dette de l’assurance-chômage s’accumule, amplifiée par la crise, et dépasse les 21 milliards d’euros. Les cinq millions de sans emplois en seraient-ils les principaux responsables, comme le laisse croire la multiplication des contrôles et des contraintes contre ceux qui bénéficient du droit – constitutionnel – à une indemnité chômage ? Nous nous sommes plongés dans la dette de l’Unédic pour savoir d’où elle venait et comment elle augmentait. Et pourquoi aucune solution pérenne n’est mise en place pour la résorber tout en respectant les droits sociaux. Un mini audit de la dette de l’Unédic en quelque sorte, pour comprendre comment le Medef est en train de mettre en péril l’avenir de l’assurance-chômage.
Les chômeurs coûtent cher, trop cher. Voilà l’idée savamment distillée ces dernières années. Ainsi, Pôle Emploi renforce les contrôles, que se soit pour lutter contre la fraude ou s’assurer que les demandeurs d’emploi cherchent un nouveau travail avec assiduité (lire ici). Mais pourquoi une telle surveillance ? Pourquoi la question des obligations des chômeurs est-elle devenue si aiguë ? À cause de la dette, qui partage la racine étymologique du verbe « devoir ». La dette du système d’assurance-chômage, gérée par l’association privée Unedic, et qui atteint des sommets. Et pèse sur les épaules des chômeurs.
Pourtant, même si l’augmentation du nombre de demandeurs d’emploi complique l’équation (2,9 millions de chômeurs ont été indemnisés en mars), ils sont loin d’en être responsables. L’assurance chômage ne demeure-t-elle pas un droit fondamental ? Inscrit dans le marbre, ce droit est entériné dans l’article 11 du préambule de la Constitution de 1946, repris dans la Constitution de la Ve République.
Vingt années d’excédents
Pour répondre à ce droit fondamental, l’Unédic (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) est créée en 1958. Cette création est alors négociée entre le syndicat de salariés Force ouvrière (FO) et le Conseil national du patronat français (CNPF) – ancêtre du Mouvement des entreprises de France (Medef) – sur un modèle paritaire. Nous sommes en pleine guerre froide. La Confédération générale du travail (CGT), alors très proche du Parti communiste, dispose d’une grande influence, notamment dans la gestion de la Sécurité sociale. Le paritarisme est censé limiter l’emprise ouvrière de la CGT ainsi que l’influence de l’État : les décisions y sont prises conjointement par un nombre égal de représentants de salariés et de patrons [1].
Ainsi gérés, les comptes de l’Unédic sont d’abord restés excédentaires ou à l’équilibre. Mieux : pendant vingt ans, de 1958 à 1979, les chômeurs sont de plus en plus protégés : l’indemnisation et la couverture – le pourcentage de chômeurs et chômeuses indemnisés – s’accroissent. Le financement de l’indemnisation est abondé par une contribution mutualiste sur le travail, versée d’une part, par les employeurs, et d’autre part, par les employés. Les fameuses cotisations sociales.
Comment résorber une dette de 21,3 milliards ?
La situation a bien changé. La dette de l’Unédic atteint 21,3 milliards en 2014. Les effets de la crise sont pointés du doigt : davantage de chômeurs à indemniser et une réduction du nombre d’actifs qui entraîne une baisse des recettes. L’inverse est également vrai. C’est ce que les experts appellent un fonctionnement « contra-cyclique » : le coût actuel de la crise sera en théorie compensé par les recettes de demain. « Le choix a été fait par les partenaires sociaux d’inscrire l’assurance-chômage dans une logique de moyen terme, explique Vincent Destival, directeur général de l’Unédic. Leur objectif n’est pas d’équilibrer les comptes chaque année, mais de le faire à travers un cycle économique complet. »
Devons-nous alors tranquillement attendre l’embellie ? « Avec 1,8% de croissance, 200 000 emplois seront créés, souligne Yves Razzoli, président de la fédération protection sociale et emploi de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Avec 2,5% de croissance, le refinancement de l’assurance-chômage peut aller très vite. » L’histoire tendrait à lui donner raison : la situation financière s’est souvent rétablie grâce à un renversement favorable de conjoncture. Le régime a ainsi été excédentaire entre 1996 et 2001. Mais depuis 2002, malgré une parenthèse en 2007 et 2008, l’Unédic est restée dans le rouge (voir le graphique ci-dessous). Et cela fait une décennie que la France n’a pas atteint les 2,5% de croissance [2]
La belle mécanique s’est enrayée tandis que la crise perdure. Cette dette de 21,3 milliards, même les prévisions de croissance les plus optimistes ne pourront vraisemblablement pas la résorber. Si l’on en croit les prévisions du « consensus des économistes », la dette de l’Unédic pourrait même atteindre 35,1 milliards d’euros en 2018… soit l’équivalent d’environ un an de contributions ! En clair : il faudrait des années de croissance pour résorber la dette qui s’accumule. D’autant qu’elle risque de coûter de plus en plus cher.
Son financement s’obtient généralement à des taux d’intérêt peu élevés. Dans les périodes de crises, les taux sont au plus bas pour faciliter l’emprunt et l’investissement. Pour ses 21,3 milliards d’euros 2014 de dette, l’Unédic a versé 326 millions d’euros d’intérêt à ses créditeurs. Soit 1,5 % de l’endettement sur l’année, ce qui reste faible. Mais si la reprise intervient alors que la dette n’est pas résorbée, les taux d’intérêts risquent de s’élever. Certes, les comptes s’assainiront, mais le coût de la dette doublera sous l’effet de la hausse de taux !
L’assurance-chômage peut-elle faire faillite ?
Les créanciers de l’Unédic sont des banques, des fonds de pension, des banques centrales d’autres continents… Mais impossible d’en savoir plus. Non seulement l’Unédic garde confidentielle la liste de ses investisseurs, mais ceux-ci ont en outre la possibilité de revendre les titres de la dette sur le marché secondaire par le biais d’une chambre de compensation, Euroclear. Le tout dans la plus complète opacité. Mais ce n’est pas parce que les investisseurs sont invisibles que leur présence n’est pas palpable : à la table des négociations, les partenaires sociaux doivent faire preuve d’une « bonne gestion » afin de garder leur confiance ainsi que celle des agences de notations. Et donc, pour les rassurer, tout mettre en œuvre pour réduire les déficits… Car l’inquiétude des « investisseurs » a la fâcheuse tendance à augmenter leur perception du risque et, par conséquent, à augmenter les taux d’intérêt.
Ce risque reste en réalité mineur, car l’État garantit les titres de la dette de l’Unédic. De plus, le droit fondamental à l’assurance-chômage fait, qu’en cas de désaccord des partenaires sociaux, l’État prendra le relais sur la prise de décisions. Un cas de figure extrême qui rassure les créanciers prêts à accorder des taux très bas à l’Unédic, relativement proches de ceux accordés à l’État. Mais cette implication n’est pas neutre, et confère à l’État un moyen de pression permanent sur l’Unédic.
Le gouvernement subit lui aussi la pression de Bruxelles et ses injonctions à la rigueur. Si l’Unédic est bien une association privée indépendante, sa dette est considérée comme souveraine aux yeux de la zone euro. Elle est par conséquent comptabilisée dans l’endettement de la France. Cette notion comptable a un impact réel sur nos allocations : l’assurance chômage est concernée par l’effort de rigueur de l’État dans le cadre du respect du traité de Maastricht. Et cette pression ne devrait pas s’alléger tandis que la France peine à réduire sa dette et à contenter Bruxelles.
Les erreurs passées des partenaires sociaux
Au fait, comment en est-on arrivé là ? En 1991, débute une grave crise économique qui place l’assurance-chômage dans une position critique. Les partenaires sociaux décident alors d’augmenter les cotisations et de diminuer les allocations, en les rendant dégressives. Malgré ces mesures, la reprise n’est pas au rendez-vous, et la situation s’aggrave. Jean-Paul Domergue, alors directeur des affaires juridiques de l’Unédic, raconte : « Devant cette situation exceptionnelle et catastrophique, les partenaires sociaux sollicitent le soutien financier de l’État. En 1993, un protocole visant à un accroissement des ressources, des économies, et un soutien financier de l’État est signé. Cependant, ces mesures ne suffiront pas, et l’Unédic a été autorisée à émettre un emprunt garanti par l’État, emprunt lancé à hauteur de 22 milliards de francs début 1994. »
Ainsi démarre le cycle des emprunts obligataires garantis par l’État de l’Unédic [3]. Si, au début des années 90, l’augmentation des cotisations contribue à rétablir l’équilibre, dès que le budget est redevenu excédentaire, les partenaires sociaux se sont empressés de les baisser. Elles se stabilisent en 2003 à 2,4 % pour les salariés, et 4 % pour les employeurs. Et n’ont quasiment plus bougé depuis (voir le graphique). Mais, entre-temps, l’Unedic s’est privée de recettes. Une trésorerie qui fait défaut aujourd’hui.
L’assurance-chômage étranglée par le pacte de responsabilité
Pourquoi les contributions n’ont-elles pas évolué depuis 2003 ? L’État, poussé par Bruxelles, pèse dans les négociations de l’Unédic. Cette implication n’est pas neutre et porte une empreinte néolibérale. Début 2014, le gouvernement a ainsi signé le pacte de responsabilité limitant la marge de manœuvre concernant l’augmentation des cotisations sociales. « C’est un argument que les organisations patronales utilisent dans les négociations, afin de s’assurer que le taux de cotisation n’augmentent pas, sous prétexte que toute hausse du coût du travail entraînerait une baisse de la compétitivité et, donc un frein à la croissance », explique Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière [4].
Ce « pacte de responsabilité » vient donc étrangler la seule possibilité réelle d’équilibrage des comptes de l’Unédic : l’augmentation des contributions compensant les allocations. Tandis que cette variable est verrouillée, la dette permet alors de faire pression… sur les droits des chômeurs. « Nous avons des discussions schizophréniques, raconte Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT – Spectacle et assesseur au bureau de l’Unédic. Lors de réunions sur le financement de la dette, le Medef insiste sur notre solvabilité » – garantie par l’Etat, la dette ne constitue pas un problème en soi.
« Puis, quand on négocie les droits de chômeur, le Medef nous rappelle à quel point cette dette est dangereuse, ce qui est vrai au demeurant. », poursuit le syndicaliste. Alors pourquoi ce double discours ? « Même si cette dette peut sembler importante, les taux d’emprunt sont bas et l’Unédic est bien notée par les agences de notations. Elle ne se retrouvera pas en défaut de paiement. Dire que la dette est problématique, c’est construire un discours pour revenir sur les droits des chômeurs », analyse Claire Vivés, sociologue au Centre d ’études de l’emploi.
A qui profitent les contrats précaires ?
Qu’en pense le Medef ? Contactée à plusieurs reprises par mail et par téléphone, l’organisation patronale n’a « pas eu le temps de répondre » à nos questions en quinze jours. Ses communicants ont quand même réussi à dégager quelques minutes pour rédiger un communiqué de presse à l’occasion de la nouvelle hausse du chômage. Le Medef rappelle qu’il faut « créer en France un environnement favorable à la croissance » grâce au « respect de la trajectoire du Pacte de responsabilité en termes de baisse des charges et de la fiscalité ». En clair : ne touchez pas aux cotisations ! « Tout l’art de la gestion, c’est d’avoir des excédents pour couvrir les déficits, précise le professeur de politiques publiques à l’Université de Paris Est, Michel Abhervé. Mais le Medef l’a refusé, a pesé et pèse encore de tout son poids pour baisser les cotisations. » Au risque de mettre en faillite l’assurance-chômage ?
L’exemple de la sur-cotisation sur les CDD (contrats à durée déterminée) est symptomatique du comportement patronal. Si ce type de contrat court reste encore minoritaire sur le marché du travail (8% en 2012), il représente neuf embauches sur dix et grève littéralement les comptes de l’Unédic : les cotisations sociales prélevées sur un CDD de plusieurs mois ne suffisent pas à couvrir les droits à indemnisation une fois que le salarié précaire se retrouve au chômage. Résultat : en 2011, tandis que le régime général des CDI « rapportait » 12,5 milliards d’euros, celui des CDD « coûtait » 5,5 milliards en indemnisations.
Les syndicats de salariés ont donc pensé qu’il pouvait être judicieux d’augmenter les contributions sur ces coûteux CDD. D’autant que les employeurs bénéficient aussi de l’assurance-chômage, car la sécurité qu’elle offre permet la flexibilité de tous les contrats à durée déterminée auxquels ils recourent. Victoire des syndicats : l’Accord national interprofessionnel de janvier 2013 permet de taxer plus lourdement les CDD pour les employeurs – à raison de 7% pour les CDD de moins de un mois et de 5,5% pour ceux inférieur à trois mois. Mais victoire symbolique : la surtaxe reste faible et souffre de nombreuses restrictions sur les secteurs touchés. D’autant qu’elle a été « compensée » par l’allégement des cotisations patronales pour l’embauche de moins de 26 ans. Et par le fait de faciliter les licenciements (lire notre article).
Chômage des seniors, fraudes patronales et travailleurs détachés
Les CDD ne sont pas les seuls postes de dépenses massives de l’institution. 10 % des ressources de l’Unédic sont en effet consacrés au financement de Pôle Emploi (environ 3 milliards en 2013). On peut également s’interroger sur la charge financière qu’a fait peser la réforme de 2010 – relative au recul de l’âge de la retraite – sur les caisses de l’Unédic : les seniors ne risquaient-ils pas tout simplement de se retrouver au chômage en attendant une retraite plus tardive ? C’est en tout cas ce qui émane d’une étude de l’Unédic de 2010 commentée par Le Monde : les pré-retraités au chômage pourraient coûter environ 500 millions d’euros par an. L’Unédic ne dispose pas d’études récentes sur l’impact de cette réforme.
Au-delà de ces dépenses, le budget souffre également de quelques défauts de paiement. Le recours grandissant au détachement de travailleurs étrangers en France – qui peut s’apparenter à de l’optimisation sociale, puisque les cotisations sont dues dans le pays d’origine – pourrait avoir des conséquences non négligeables. Leur nombre a été multiplié par vingt en dix ans (près de 150 000 travailleurs détachés en 2011). La fraude sociale des entreprises aurait également atteint en 2012 entre 20,1 milliards et 24,9 milliards d’euros, selon le rapport sur la sécurité sociale de 2014 de la Cour des Comptes. Si le non paiement des cotisations chômage ne représentent qu’une partie de cette fraude sociale, son échelle n’est pas comparable à la fraude aux allocations des demandeurs d’emploi, tant décriée. La première se chiffre en milliards, tandis que la seconde a représenté 100 millions d’euros en 2013 selon Pôle Emploi.
Les chômeurs n’ont pas voix au chapitre
Montrés du doigt malgré tout, les demandeurs d’emploi ne disposent que de peu de moyen de défense. A l’Unédic, les rapports de force entre les partenaires sociaux définissent à quelle sauce seront mangés les chômeurs… sans que ces derniers ne puissent s’exprimer. A l’exception notable de la CGT qui possède une représentation des demandeurs d’emploi, ces derniers – 5 millions de personnes tout de même ! – ne sont pas représentés au bureau de l’Unédic. Les nombreuses associations qui tentent de fédérer chômeurs et précaires y revendiquent une représentativité. C’est le cas de la Coordination des intermittents et précaires d’Ile de France (CIP-IdF), dans ses « Contre-propositions pour une réforme de l’assurance chômage des salariés intermittents » ou de l’Apeis, (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaires) à travers la voix de sa porte-parole Malika Zediri : « En plus des deux collèges salarié et patron, nous revendiquons la création d’un troisième collège, constitué de chômeurs et précaires. Mais la volonté politique n’est pas là. »
Aujourd’hui, les organisations syndicales sont considérées comme les seules représentantes des salariés, en emploi ou non. Sollicitées sur leur positionnement vis-à-vis du fonctionnement financier de l’Unédic, certaines d’entre elles n’ont pas souhaité répondre à nos questions : les organisations patronales, la CGC, la CFDT qui occupe pourtant la présidence de l’institution, ont botté en touche. Souhaitent-elles montrer une certaine unité, tandis que s’agite le spectre de la fin de la gestion des partenaires sociaux au profit de l’État, en cas de désaccord sur la prochaine convention d’assurance-chômage ? Jusqu’à aujourd’hui, un consensus s’est obtenu aux prix de certaines concessions, notamment en repoussant le problème et en s’endettant. Maintenant que cette marge de manœuvre est réduite à peau de chagrin, nous ne pouvons que nous demander si les prochaines négociations, début 2016, ne verront pas le rapport de force se cristalliser… aux dépens des chômeurs, actuels et futurs.
Eva Thiébaud et Morgane Rémy
En photo : manifestation d’indignés en Espagne / CC Pepe Pont